Le nouvel Espace de
Communication
Interface avec la Culture et la Créativité
artistique
A. Sortir du déterminisme technologique
B. Les deux sens du terme "culture"
C. Deux formes technologiques de communication
D. Internet comme préfiguration
E. La communication, la culture et l'individu
F. Technique et technologie
G. Richesse culturelle et technologique
H. Technologie, culture, éthique démocratique
I. Dynamique art/culture, création artistique et art appliqué
J. Art et Innovation
K. Art comme expérience du monde
Le passage de la création artistique individuelle à une culture de groupe est subtil, difficilement discernable. L'art est le travail d'un être, isolé de la société tout en la reflétant d'une certaine façon - une création personnelle exigeante issue d'une singulière vision du monde. La culture est collective; au mieux, l'ensemble des visions du monde convergent et fusionnent. Comment dans les faits, la vision du monde de l'artiste devient-elle culture ? Le travail de l'artiste doit d'abord refléter quelque chose de cet "esprit du temps", décrit par Heisenberg. Le spectateur réagit à ce qu'il peut identifier, dans quoi il peut se reconnaître. Quand un nombre suffisant de ces observateurs individuels réagissent de manière identique, une masse critique est atteinte par la biais de la communication, et la nouveauté s'intègre dans la réalité collective. Ceci est cohérent avec la définition du physicien John Wheeler, pour qui la réalité est le produit commun de ceux qui communiquent. Art et communication deviennent, de ce fait, une partie importante de la totalité.
Une seconde partie de la dynamique de transition entre art et culture est le rôle de l'éducateur des perceptions, selon la définition de McLuhan. C'est particulièrement exact vis à vis de nouveaux systèmes, technologies, fonctions et définitions qui auront probablement un effet sur nos vies, même s'il n'apparaît pas immédiatement. Sous cet angle, le sujet d'un travail artistique est moins important que ses implications. Dans la peinture de Massacio, ce qui compte à long terme est moins le contenu du travail, que le fait que des hommes acquièrent une identité individuelle et habitent un nouvel espace avec de nouvelles règles relationnelles, l'espace de la subjectivité évoqué plus haut. Ces aspects s'éloignèrent radicalement des représentations et, par conséquent, de l'esprit du Moyen Age. L'art du vingtième siècle représente une cassure équivalente avec le passé et le travail des artistes, une source de profond changement culturel. Les nouvelles définitions de l'être humain et de ses relations à autrui et à son environnement sont souvent implicites dans le procédé technologique employé: ils sont le moyen par lesquels les nouvelles idées sont introduites dans la société.
Depuis le début de la révolution artistique de notre époque, les artistes anticipent le nouvel espace que nous essayons de définir. Cézanne, dans ses natures mortes, se démarqua de la perspective de la renaissance qui imposait un unique point de vue, en plaçant différents points de vue à l'intérieur d'une seule image.
Marcel Duchamp reprit, en 1913, cette idée de l'homme d'une manière simple mais profonde dans son oeuvre "Trois stoppages-étalon". Il s'agit d'une série d'oeuvres sur le mètre qu'il accomplit en laissant tomber d'une hauteur d'un mètre, des fils d'un mètre de long, puis en traçant les lignes formées pour créer un nouveau "mètre étalon". La subjectivité de la perception fournit à chaque individu sa propre unité de mesure et la communication de ces divers points de vue définit la réalité, au sens où Wheeler l'a proposée.
Héraclite disait que "le monde est à la fois un et multiple" et que la tension contenue dans cette opposition est la tension inhérente à la vie. L'"un et multiple" peuvent être compris comme notre propre monde individuel face au monde extérieur, somme de tous les autres mondes individuels.
Marcel Duchamp, sembla anticiper ou progresser parallèlement aux glissements du paradigme scientifique dans presque tout ce qu'il fit. Il est certain qu'il s'occupa intimement de l'art comme processus, et de plus près que beaucoup d'autres artistes. L'art est processus, d'abord dans l'acte de création, puis dans l'acte d'appréciation. Le spectateur, l'observateur forment les maillons indispensables à la chaîne que l'art représente. Duchamp considérait qu'un travail artistique comportait deux pôles: l'artiste et le spectateur, également importants. Ils participent ensemble à la définition du travail.
Duchamp a aussi anticipé les effets dérangeants provoqués par la Théorie de la Relativité. A la même époque, Einstein s'occupait des dimensions de l'espace-temps, utilisant un train en mouvement pour démontrer les changements de référence, Duchamp avec "Jeune Homme Triste dans un Train", peignait le déplacement d'une personne dans un train en mouvement. Pourtant, simultanément, ils étaient, chacun à sa façon, en train de travailler sur un changement profond d'attitude envers l'environnement qui allait révolutionner la vision traditionnelle qu'on avait alors du monde et transformer notre compréhension de l'interaction humaine. Le scientifique invente les nouveaux espaces que l'artiste rend habitables.
Le travail de certains artistes vis à vis des médias a poursuivi ce processus. Nam June Paik, considéré comme le fondateur de l'art vidéo dans les années 60, nous amena, par son travail, à comprendre et à accepter certains éléments de la télévision de manière radicalement innovante. D'abord, par la distorsion de l'image, il nous montra la plasticité de l'image électronique et nous fit admettre qu'il s'agit du résultat de l'application d'un procédé et non une sorte de transcription neutre de la réalité. Celle-ci était retravaillée et pouvait l'être à l'infini. Idem pour les premiers travaux sur l'image télévisuelle de l'artiste suédois Ture Sjölander. Ceux de Paik, comme "Global Groove", annonçaient la diffusion audiovisuelle planétaire par satellite et même le "zapping" à l'échelle mondiale. Wolf Vostell désanctifia le poste de télévision en le déconstruisant. Leur travail et celui d'autres artistes démarra un long processus, loin d'être arrivé à son terme, de réévaluation d'un medium de communication ayant pris une place importante dans notre vie. La télévision, parce qu'elle a en général nié cette forme de créativité artistique qui pouvait l'aider à trouver sa spécificité culturelle, joue toujours avec l'idée d'adapter à l'écran d'autres formes culturelles, plutôt d'en inventer de nouvelles qui exprimerait mieux son potentiel culturel. C'est la sempiternelle leçon de l'art vidéo.
Les artistes travaillant avec le réseau, Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz ont attiré notre attention sur le nouvel espace dès le début de leur travail, quand, par exemple, ils placèrent des danseurs de différentes villes dans le même espace scénique virtuel, pour se produire ensemble. Allan Kaprow, le père des "happenings", joua avec les systèmes de communication dans les années soixante pour explorer le potentiel de l'interactivité avec l'outil télévisuel. La "Time Machine" de Piotr Kowalski démontra la plasticité du temps comme une nouvelle dimension à manipuler dans l'esprit d'Einstein. Moholy-Nagy, dès 1922, expérimenta la création d'image par téléphone.
Le fait que les artistes vidéo Bill Viola et Gary Hill furent tous les deux consacrés cette année à la Biennale de Venise - Viola comme l'artiste du Pavillon Américain; Hill comme lauréat du premier prix de sculpture - démontre clairement que la création basée sur le temps et la durée a été totalement acceptée dans le monde artistique.
En général, le travail de ces artistes nous a fait comprendre l'espace-temps et son potentiel pour l'interactivité. Il nous ont projeté dans ce nouvel espace auquel nous sommes maintenant confrontés et nous ont aidé à l'assimiler.
Les nouvelles technologies de l'environnement visuel en puissance lancent un défi spécifique aux artistes: adapter leurs outils aux processus de création artistique, définir le contenu de ces processus, développer un langage visuel qui sera leur principal moyen d'expression. Ces technologies en devenir nous offrent un nouvel espace de communication qui sera virtuel, international et interactif. C'est le rôle de l'artiste de nous aider à définir cet espace, de la rendre viable et intégré à la culture contemporaine. Cela est également vrai pour la télévision qui n'a été que marginalement expérimentée dans les processus de création artistique. Bien que l'art vidéo ait déjà trente ans d'âge, qu'il compte des praticiens reconnus et une présence dans un nombre croissant d'écoles d'art et de musées, son influence reste minime eu égard à l'importance de ce média et de son impact sur la société aujourd'hui. Il pourrait en être de même pour les nouvelles technologies: le mode de recherche inhérent à l'art pourrait en être tout aussi bien absent qu'il l'a été de la télévision. Le rôle traditionnel des arts fut de rénover l'environnement visuel, de le redéfinir à chaque nouvelle époque, et de la sorte, fournir à la société des modèles d'action; ce que McLuhan et de nombreux autres ont signifié par éducation de la perception par l'artiste. Dit simplement, l'art est une forme de questionnement et l'interface entre le public et l'art est la culture.
Une partie de la mobilisation culturelle nécessaire au changement de la situation doit se faire dans le domaine de l'éducation artistique, là où sont censées être formées les personnes qui feront la culture de demain. Les écoles d'art du continent devraient enfin être les laboratoires naturels où seraient expérimentés les nouveaux médias, le lieu où une partie du nouvel environnement visuel européen pourrait faire l'objet de recherches; non pas des écoles des médias dont l'objectif est de former des élèves à un métier sans un questionnement sur les contenus et le rôle social, écoles où la formation est surtout technique et où le contenu et les critères de qualité collent à ceux de l'industrie. Il semblerait qu'il s'agisse là d'une tendance des gouvernements en Europe de pousser les écoles d'art dans cette direction, comme un moyen d'augmenter leur rentabilité et de redéfinir leur rôle social.
Trop souvent, les institutions et les écoles d'art ont conservé un mode de fonctionnement traditionnel, sans tenir compte de ces secteurs de l'activité sociale qui fournissent des modèles culturels bien acceptés par le public. La télévision, à ses débuts, était délibérément ignorée ou même rejetée par le monde de l'art comme étant destinée aux masses, et donc indigne. On utilisait des termes comme "culture populaire", médias, industries du spectacle, des mots qui, en fait, sont devenus un obstacle au questionnement de l'art, libérant ainsi ces espaces au commercial. Il est essentiel de reconnaître le nouveau monde en train de se constituer autour de nous, de reconquérir et de réorienter les outils de communication pour une meilleure expression du meilleur de notre culture. Les écoles ne doivent pas juste être poussées dans le giron de l'industrie uniquement pour les rendre, dans une vision à court terme, plus fiables économiquement et moins lourdes pour l'Etat. Les écoles ont besoin de tisser avec l'industrie une nouvelle relation pour créer les laboratoires nécessaires à l'exploration du nouvel espace de communication. Si jamais l'Europe arrive à améliorer son environnement médiatique, encourager les écoles d'art et l'industrie à collaborer pour aborder le problème, cela pourrait être un grand pas dans cette direction. C'est le travail d'une génération, différé depuis déjà trop longtemps.
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